Il y a dans le concept même de l’île quelque chose que je trouve à la fois rassurant et inquiétant. Rassurant parce que c’est un espace fini aux frontières nettes et précises, faciles à appréhender. Inquiétant parce qu’on ne peut guère s’en sortir par ses propres moyens. Toujours probablement cette question de la frontière qui m’obsède. Bref, quand il s’est agi de choisir une destination de vacances en famille pour Pâques et que l’idée de Minorque fut jetée sur la table, l’occasion était à saisir d’y emmener nos vélos. Pour nous engager sur le Cami de Cavalls, genre de sentier douanier qui longe la côte, toutes les côtes de l’île. Sur le papier la « promenade » fait 185 kilomètres pour environ 2 500 m de dénivelé hors taxe. Après avoir bien étudié la question, je me suis dit que ça passait en trois jours en mode un peu chantier.
Pour rejoindre Minorque nous avons pris le ferry à Barcelone, non sans avoir profité de trois heures de libre pour arpenter la ville à vélo et en touristes de base. Une nuit plus tard, mauvaise, nous étions sur le quai du port de Mahon, sur nos vélos, tandis que l’aube pointait dans la brume du petit matin. Nous devions d’abord rejoindre Binibeca Vell, pour récupérer les clés de la maison que nous avions louée, avant que le reste de nos familles arrive par l’aéroport.
Nous avions le temps, alors nous nous sommes engagés avec entrain sur le fameux Cami de Cavalls pour une prise de contact en, presque, douceur. En fin de matinée, ayant récupéré nos ouailles, nous filions à l’anglaise et par la route pour retrouver la trace au départ de Mahon et entamions, vraiment, notre voyage dans le voyage. On s’est assez vite fracturé la rétine, les paysages sont comme dans les cartes postales et les criques succèdent aux criques, eau bleue, sable blanc, rochers déchiquetés par le temps et les éléments. Question descente, rien de difficile ni d’engagé, c’était plaisant.
Par contre, une partie des courtes grimpettes nécessitait de pousser le vélo. En milieu d’après-midi nous étions au phare de Favatrix, à la pointe nord-est de l’île et nous mettions le cap sur l’ouest, tel des Christophe Colomb à la petite semaine. Et déjà nous avions soif au point de nous réfugier dans un restaurant qui fermait pour siroter une bière, refaire le plein d’eau, à défaut de faire un repas que nous ferions un peu plus loin sur le coup de 17 h 30, une pizza congelée, mais on n’était pas là pour la gastronomie. Il fallait ensuite pousser jusqu’à Fornells, c’est par là que nous devions bivouaquer au pied d’un jour deux qui promettait. Trouver un lieu ne fut pas simple mais finalement, à la frontale, nous avons fini par dégoter une petite plate-forme sans cailloux au bord du sentier et de la falaise. Le campement monté, on pouvait dormir avec 85 bornes dans les pattes depuis le matin. Plus les 35 de Barcelone de la veille.
Réveillés avec l’aube, nous pliions ensuite le camp pour attaquer par un portage, en guise de petit-déjeuner. C’était beau, assez ludique, nous avons même pris le soin de pousser jusqu’au phare de Cavallera avant d’entrer dans le vif du sujet, assis sur notre inquiétude : aurions-nous assez d’eau ? Heureusement le soleil restait timidement derrière un voile juste assez gris pour ne pas faire grimper tout de suite la température.
Passée la magnifique Cala Pregonda, nous avions déjà soif mais la première partie de la journée était loin de ce que l’on nous avait promis à chaque rencontre : un enfer inroulable. Mais en fait, c’est là que le bordel a vraiment commencé par un portage raide comme il faut dans la caillasse, premier d’une série courte en nombre mais tonique en difficulté avec le poids des vélos chargés. En tout, il nous faudra 5 heures pour faire… 18 kilomètres. À part dans la Carança, je ne crois pas que nous ayons fait pire un jour. Bref, nos réserves d’eau fondaient à chaque poussage portage. Le coup de grâce vint peut-être de la grimpette dans le sable à la très belle, et très fréquentée, Cala del Pilar. Là, mangeant un morceau à l’ombre, nous avons fait tourner les cerveaux. Il nous fallait de l’eau puisque nos bidons étaient quasi à sec, nous avions bu déjà près de trois litres. Et le plus court moyen d’en trouver c’était de rester sur la trace, une petite dizaine de kilomètres, pour rejoindre la Cala Morell, station balnéaire dans laquelle je subodorai pouvoir trouver un truc ouvert pour ravitailler.
Un bon bout roulant nous permit de faire un peu remonter la moyenne avant un dernier coup de cul sur un sentier défoncé et léger faux plat (le connard) et nous permettre de déboucher sous les villas de rêves de la dite Cala. Las. Rien n’était ouvert. Il nous a fallu frapper aux rares portes ouvertes pour quémander un peu d’eau, quitter la trace par la route vers Ciutadella pour mettre fin à cette journée éprouvante en diable. Nous pûmes y trouver un burger, puis deux, nos familles avec de l’eau, et après l’apéro, repartir entre chien et loup pour trouver un lieu de bivouac à la nuit. Ce fut dans un jardin public, à l’ombre d’un mur pour la discrétion, dans les aiguilles de pins. Le lendemain, quand on a vu le chantier du sentier, nous avons su que c’était une bonne idée.
Le jour à peine levé, nous étions prêts pour la dernière journée. 140 kilomètres dans les pattes, il nous restait une soixantaine à avaler. Si c’était roulant, compte tenu du dénivelé restant, l’histoire de quelques heures, nous pouvions espérer être à bon port sur le coup de 15 heures. Et peut-être profiter de la plage. Mais c’est bien connu, avec des Si, on mettait Paris et New-York en bouteille. Les six premiers kilomètres de la journée furent un enfer à se battre en bord de mer. Oh, pas de portage là, juste une trace hypothétique sur une roche à vif, avec des saillants partout qui ne laissent aucun répit au pédalage… J’avoue, là on a eu envie que ça se finisse vite. Mais non. Après avoir cherché en vain un café du côté du phare d’Artrutx, tout était fermé, le sol a continué de nous torturer de la sorte en dépit de la beauté du paysage jusqu’à la plage de Son Saura. Dès lors, la forêt gagnait du terrain, jusqu’au bord des falaises surplombant l’eau limpide et les criques bleues. La fatigue accumulée devenait plus emmerdante que la nature du sentier. Nous enfilions les calas comme d’autres enfilent des perles dans les huîtres en nous écartant un peu de la trace originale pour nous épargner. C’est notre liberté. Cala Turqueta, Cala Macarella où nous pûmes, enfin, prendre un café, il devait être 11 heures alors que nous roulions depuis quatre heures, Cala Galdana la plus connue, Cala Mitjana, la plus belle à mes yeux.
C’est là que nous avons provisoirement quitté le bord de la mer pour une partie de vélo champêtre avec quelques morceaux de pistes sauvages, quelques descentes sympathiques dans la caillasse et la première traversée de barranc, ces vallées cultivées comme des oasis où coulent de petites rivières sorties des karsts. À Sant-Thomas, revenus sur la côte et la plage, nous tombons sur un restaurant ouvert pour faire péter l’entrecôte et les frites… Puis nous repartons. Une erreur de trace plus tard, nous voilà dans le sable de la plage de Son Bou pour plus d’un kilomètre de poussage, à plat ! On a dépassé 15 heures, il reste près de 25 bornes à se cogner. Et ça cogne. Un dernier portage velu pour sortir de Son Bou par un genre de calanque bien encaissée et le reste ne sera que littérature, courts portages, petites descentes, zig et zag entre les propriétés, il est 18 heures passées quand nous retrouvons nos ouailles… Crottés et pas mécontents.
Alors que dire ? Que vendre le Cami de Cavalls pour une destination vélo, c’est gonflé (même si les traces proposées évitent les parties les plus ardues). Parce qu’il faut bien toutes les qualités de vététiste en montagne, du mountain biker quoi, plus l’endurance, pour sortir vivant de ce truc. Et même si nous avions corsé la difficulté en nous donnant trois jours au lieu de 5 ou 6, ça reste velu de chez Pollux. Au total, un peu plus de 200 kilomètres, autour de 3 000 de dénivelé dont la moitié certainement en portage et poussage, deux crevaisons pour moi, je roule trop light en gomme pour ce genre de terrain, c’est mon côté damoiseau, un rayon pour Nico. Et une très belle aventure qui consolide notre expérience de bikepacking.
Et là on a une pensée pour Lachlan Morton qui détient le record de la trace en 10 heures et 12 minutes. Nous qui avons passé près de 35 heures sur nos vélos, ou dessous, en trois jours en restant au plus près de la trace piétonne ! Mais si voulez vous y lancer, étudiez bien la trace ou droppez moi un mail (la trace est un peu plus bas) !
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